Niccolo’ Figa-Talamanca, Secrétaire Général de No Peace Without Justice
Alors que le virus mortel Covid19 se propage à travers le monde, amenant nos pays et nos communautés à se refermer sur eux-mêmes pour faire face, autant que faire se peut, à ce fléau, nous ne pouvons passer sous silence l’impunité avec laquelle certains Etats continuent de bafouer les droits et libertés individuels les plus fondamentaux. A l’instar de l’Arabie Saoudite qui, en sa qualité de président du G20, a récemment convoqué un sommet extraordinaire virtuel en vue de coordonner les efforts pour répondre à la pandémie et en affronter les conséquences économiques et sociales. Difficile de ne pas questionner la légitimité et la crédibilité de ce pays à assumer un tel rôle au vu de la politique tant intérieure qu’extérieure menée par ses dirigeants.
On ne peut nier que le bilan en matière de respect des droits humains en Arabie saoudite, certes guère rayonnant à l’origine, s’est considérablement aggravé, en particulier suite à la désignation de Mohammed bin Salman (MbS) comme prince héritier en 2017. Depuis lors, le régime fait taire systématiquement toute dissidence et s’est distingué par un record inquiétant de violations des droits humains, à la fois à l’encontre de citoyens saoudiens et de ressortissants étrangers. Le fait que les autorités saoudiennes agissent en toute impunité sous les yeux complices de la communauté internationale ne peut plus être toléré. Un premier pas significatif en ce sens consisterait dans la nomination formelle d’un expert indépendant des Nations Unies chargé de surveiller la situation des droits de l’homme au Royaume d’Arabie saoudite, sous la forme d’un rapporteur spécial.
Ne soyons pas aveugles. La politique de l’État saoudien continue d’avoir pour traits distinctifs la torture, le meurtre et les restrictions aux droits et libertés fondamentaux, tels le droit à la vie, la liberté d’expression et d’opinion, la liberté de réunion et d’association, la liberté de croyance et de circulation, les droits des femmes, les droits des minorités et des travailleurs migrants, sans parler des crimes de guerre présumés perpétrés au Yémen. Les autorités persécutent de manière persistante les militants pacifiques en les qualifiant de terroristes ou d’agitateurs et en utilisant contre eux des lois antiterroristes et sécuritaires. Les personnes suspectées sont souvent battues en vue de leur extorquer des aveux, se voient refuser l’accès à un soutien juridique et à des visites familiales, sont exposés à des châtiments corporels et restent en détention provisoire sous une forme excessivement prolongée, alors que toute demande d’enquête équitable sur ces violations reste ignorée des autorités judiciaires.
Les exemples les plus connus et flagrants d’abus commis par le régime sont la mort du journaliste Jamal Khashoggi, la détention de Loujain al-Hathloul, figure emblématique de la lutte contre l’interdiction faite aux femmes de conduire dans le pays, et la peine de mort prononcée contre Salman al-Awdah à la suite d’un tweet en faveur de la paix et la réconciliation avec le royaume du Qatar voisin. Ceux-ci, cependant, ne sont que des cas emblématiques d’un schéma généralisé de violations qui se produisent quotidiennement avec le blanc-seing du prince héritier, et sous le couvert du silence de la communauté internationale, hormis certaines critiques ou désapprobations émanant du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et du Parlement européen.
Il nous incombe de jeter une lumière franche et crue sur le vrai visage de l’Arabie saoudite, afin de créer et saisir un moment de responsabilité et de vérité, comme demandé par la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard. L’approche du G20 – qui se tiendra en novembre 2020 dans la capitale saoudienne de Riyad – pourrait précisément coïncider avec ce moment. Pour tenter de polir et lisser son image internationale, le Royaume d’Arabie saoudite a pris des mesures progressistes, notamment en réformant ou en assouplissant une partie des lois restreignant les droits des femmes. Toutefois, cette opération de camouflage en prélude du G20 ne compense aucunement des années de persécutions et de violations des droits humains, ni ne signifie que les autorités saoudiennes ont véritablement changé de visage. Par contre, le G20 offre une opportunité pour mettre en lumière les politiques inacceptables des autorités saoudiennes et rappeler la communauté internationale à ses propres responsabilités en refusant de tolérer les violations systématiques des droits de l’homme commises par le Royaume.
A cet égard, une première réponse adéquate en ce sens consisterait dans la nomination d’un rapporteur spécial des Nations Unies (RSNU) sur l’Arabie saoudite, qui pourrait surveiller en permanence ce qui s’y passe, compiler des informations crédibles sur les violations en cours, interagir avec les gouvernements et les organisations de la société civile, et mettre en œuvre des campagnes de plaidoyer et sensibilisation. Parmi les nombreuses actions qu’un Rapporteur spécial peut entreprendre, en sus des communications avec des États et d’autres acteurs sur des allégations d’abus ou de violations, on peut aussi mentionner la réception et l’évaluation de plaintes provenant de citoyens sur des questions relatives aux droits humains, si son mandat le prévoit. Pour l’Arabie saoudite, il s’agirait d’une étape cruciale pour offrir aux victimes la possibilité de se faire entendre et d’obtenir un suivi à leurs témoignages. Des rapporteurs spéciaux ont déjà été institués pour nombre de pays, tels que les territoires palestiniens occupés, la Corée du Nord et l’Iran. Le fait qu’un tel mandat n’ait pas encore été créé pour l’Arabie saoudite en dit long sur l’impunité bien ancrée dont jouissent les autorités de cet Etat.
L’indépendance et la transparence d’un RSNU enverraient un signal aux autorités saoudiennes, indiquant que leur impunité ne peut pas durer éternellement. Cela pourrait faciliter le dialogue et l’interaction avec le gouvernement saoudien, qui a fait défaut jusqu’à présent. Ce mécanisme pourrait encourager les défenseurs des droits humains et la société civile à poursuivre leur travail, en fournissant une plate-forme sûre pour exprimer leurs préoccupations et transmettre leurs appels à la justice et à réparation. Les autorités saoudiennes se trouveraient ainsi obligées de faire face à leurs obligations en tant que membre de l’ONU et pourraient enfin être tenues responsables de leurs violations flagrantes et systématiques. En fin de compte, la création d’un rapporteur spécial sur l’Arabie saoudite enverrait également un message puissant aux autres gouvernements, qui perpétue un modèle similaire de non-respect des normes internationales relatives aux droits humains.
Cette campagne pour la création d’un RSNU sur l’Arabie saoudite a été lancée à Genève le 10 mars 2020, lors d’une table ronde convoquée par No Peace Without Justice (www.npwj.org). Cet article fait écho à l’une des principales recommandations émises lors de cet événement, auquel ont participé notamment la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard. NPWJ est une ONG internationale qui fait campagne pour la protection et la promotion des droits humains, de la démocratie, de l’État de droit et de la justice internationale.